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Quand l’automate révolutionne la restauration collective

La FoodTech s’attaque au marché naissant de la restauration automatique


Sévèrement mise à mal par les confinements et le télétravail, la restauration collective souffrait bien avant le Covid de l’obsolescence de son modèle, en décalage total vis-à-vis des nouvelles habitudes de consommation. Si le self de Papa a vécu, une nouvelle génération d’entrepreneurs s’attaque frontalement aux majors avec une offre s’inscrivant parfaitement dans l’air du temps.


Dans une analyse sectorielle publiée par l’INSEE en 2021, on peut constater que le déclin de la restauration collective concédée, celle qui s’adresse – entre autres – aux entreprises privées, ne date pas d’hier : « Depuis 2010, la dynamique du secteur s’est fortement ralentie (+ 0,6 % par an en volume, contre + 2,5 % entre 2005 et 2010) … Trois groupes multinationaux dominent ce marché (70 % des ventes), mais leur part est en recul depuis 2010 (– 12 points) … Depuis 2010, le taux de marge et la rentabilité économique se détériorent. Le taux d’investisse- ment reste faible (6 % en 2018) … Le taux de marge de la restauration collective concédée passe de 13 % en 2010 à 7 % en 2018 ». Derrière ces mauvais chiffres, un constat s’impose, le modèle du self a du plomb dans l’aile et les convives y adhèrent de moins en moins, préférant soit déjeuner en dehors de l’entreprise, soit se faire livrer au bureau le repas qu’ils auront préalablement choisi sur leur smartphone. Décelant une opportunité de pénétrer ce marché de 11 milliards d’euros (2019)1, de jeunes entrepreneurs de la Foodtech redéfinissent les contours de la restauration collective pour répondre précisément aux attentes des convives.


Changement de paradigme


Depuis 2010, date du début du déclin de la restauration collective, les habitudes des Français ont évolué : « Le marché de la restauration collective a beaucoup changé, explique Bruno Chevillotte, dirigeant de Open It Solutions, qui fabrique des frigos connectés, avec le développement du télétravail, il y a moins de collaborateurs présents sur site. Quand hier on faisait 1 000 couverts/jour, aujourd’hui on en fera entre 400 et 600, avec une dif­ficulté majeure à anticiper les variations de volume, la restauration collective est obligée de se repenser ». Antoine Commeau, créateur d’une des pre­mières start up dans ce secteur avec Captain Marcel, partage ce point de vue : « Le taux de prise chutait déjà avant le Covid et bien évidemment, la crise sanitaire n’a fait qu’empirer les choses. Un self était à peine rentable avant la crise sanitaire en-dessous de 500 couverts/jour, il ne pouvait plus l’être avec une telle chute de la fréquen­tation. En plus, les convives d’aujourd’hui appartiennent à la génération Y, qui mange quand elle a faim, on est loin du modèle du self qui impose une contrainte horaire relativement étroite ».Au-delà des aspects économiques de la res­tauration collective, son modèle nutritionnel ne correspond plus, non plus, aux attentes des Millennials, qui veulent manger sain et équi­libré, local, végétarien… et quand ils le veulent. Flexibilité dans l’offre alimentaire, flexibilité dans les horaires, le temps était venu de révolu­tionner l’approche de ce marché, et c’est ce que permettront – entre autres – les solutions tech­nologiques utilisées par les « jeunes pousses » qui défient les majors : réfrigérateurs connec­tés, robots, internet, intelligence artificielle…

Les nouveaux entrants


Les nouveaux entrants ne sont pas si nou­veaux que ça si l’on considère que le premier à avoir pressenti la mutation du marché est Antoine Commeau, sans doute parce qu’il a passé dix ans en restauration collective. Dès 2013, lui et trois associés décident de prendre le contre-pied de ce qui se pratiquait et créent ensemble Captain Marcel : « Nous étions convaincus qu’il y avait quelque chose à faire du côté de la restauration automatique. En même temps, nous voulions casser l’image de la distribu­tion automatique traditionnelle en sor­tant de l’offre uniquement centrée sur le sandwich et en proposant des repas complets, sains et équilibrés, délivrés par un automate. Nous étions en 2013 assez précurseurs ». Depuis, plusieurs start-ups de la FoodTech se sont développées sur ce marché naissant de la restauration automa­tique ou autonome, comme Foodles, Pop Chef, i-lunch, Bolk, Food Chéri ou encore Nestor sans oublier Melchior, dont les dates de création tournent autour des années 2016/2017. Parallèlement, des distributeurs comme Picard ou des industriels comme Marie (Groupe LDC) proposent des solu­tions de restauration automatique. Enfin, un acteur majeur de la distribution auto­matique, Groupe Merling, met un pied dans la restauration connectée avec Popina, un concept maison qui vient compléter une offre classique.

Quid des Majors ?


Les trois leaders du marché, Compass, Elior et Sodexo, qui pour mémoire trustent 70 % des ventes, ont chacun pris une option dif­férente mais tous ont réagi face à l’érosion de leur attractivité et ont lancé une offre à base de frigo connecté. D’ailleurs, comme le précise Fernando Erneta (e-Thik), « ce sont les Majors qui achètent le plus de frigos connectés en ce moment ». Bruno Chevil­lotte (Open It Solutions) décrit d’ailleurs la façon dont les uns et des autres se sont posi­tionnés : « Les stratégies sont nombreuses et chacun tente d’éprouver un modèle, en restant alerte sur l’évolution du marché et les attentes de leurs clients. Ils sont obligés de faire preuve d’une grande adaptabilité, ce qui peut être nouveau pour ces grands groupes. Cela peut également passer par l’intégration de structures de plus petite taille (Nestor pour Elior, FoodChéri pour Sodexo), voire la promotion d’initiatives internes ».

Manger sain


Dans la plupart des cas, c’est l’expérience per­sonnelle du créateur de la start-up qui géné­rera l’idée de départ. Ainsi, Michael Ormancey, cofondateur de Foodles raconte : « Pendant mes études d’ingénieur à l’UTC, je me suis retrouvé en stage en pleine zone indus­trielle, sans offre de restauration dans l’en­treprise (…). Entre les selfs à l’ancienne et les restaurants du quartier, dont on a vite fait le tour – quand ils existent ! – il y avait un besoin qui nous paraissait évi­dent ». Discours que l’on retrouve chez Nicolas Jeanne, fondateur de Bolk, qui a créé ex-nihilo une cantine automatisée : « Je viens d’un milieu où l’on ne prêtait pas une grande attention à notre alimentation. Jusqu’à ce que je découvre que le « bien manger » associé au sport étaient source de bien-être, et qu’il était difficile quand on travaillait de bien manger. D’où l’idée de cette cantine robotisée, capable de délivrer une cuisine de qualité à toute heure ». La préoccupa­tion santé est aussi au cœur de la création de i-lunch par Victoria Benhaïm. Serial entrepre­neuse (à 32 ans elle a déjà créé sa seconde entreprise), c’est en constatant dans des éta­blissements de santé les conséquences graves d’une mauvaise alimentation sur le long terme et la difficulté à manger équilibré en situation de travail qu’elle décide de créer i-lunch : « En stage, j’avais 4 € pour déjeuner et pour ce montant-là, vous n’avez accès qu’à des hamburgers, panini et autres produits pas très diététiques. J’ai regretté à cette époque de ne pas pouvoir manger équilibré au self de l’entreprise, d’où le concept d’apporter aux ETI une solution qui fonctionnerait comme un restaurant collectif, mais avec des produits sains et du digital ».On l’aura compris, la nutrition et la santé sont au cœur de la définition de l’offre de plats des différents acteurs. Ainsi, Nicolas Jeanne (Bolk) fait de la qualité totale une condition sine qua non. Pour cela, il a internalisé toute la partie « food » de l’activité, laboratoire, cuisiniers et livreurs. Quatre cartes sont éta­blies chaque année pour coller au rythme des saisons et chaque semaine, un plat est en rotation pour assurer de la variété. Chez i-lunch, Victoria Benhaïm a une approche totalement scientifique : « Quand les équi­pes en cuisine travaillent sur une nouvelle recette, nous utilisons un algorithme pour vérifier qu’elle corresponde à un Nutri-s­core A ou B (90 % des plats à la carte sont catégorisés A ou B). Notre charte culinaire est hyper stricte, et nous faisons appel également à nos nutritionnistes pour composer des menus parfaitement équilibrés ! ». Martin Merling, directeur général du groupe éponyme, a lui aussi fait le choix d’intégrer la production afin d’en maîtriser tant la qualité que les coûts : « Nous avons construit un laboratoire de 400 m² où nous produisons une gamme de produits de snacking essentiellement ».

L’automatisme, l’autre pilier du système


Si les nouveaux entrants se démarquent par l’offre de restauration, donc par le produit, ils se démarquent tout autant par le mode d’exploitation qui intègre systématiquement un automate, soit partiellement, comme i-lunch

 ou Instant Restauration (Groupe Merling) ; soit totalement comme Bolk avec sa cantine robotisée et Picard avec son snackbar connecté. Dans le cas de Bolk et de Picard, les automates ont été conçus sur mesure, quant aux autres, ils utilisent des réfrigérateurs intelligents et connectés, notamment ceux de e-Thik et de Open It Solutions. En effet, le frigo connecté ou l’automate plus généralement permet de répondre à l’autre attente de la génération Y : trouver de quoi se sustenter à n’importe quelle heure.« Le marché a beaucoup évolué depuis deux ou trois ans à travers le développement des frigos connectés. Ces derniers sont déployés afin de proposer une alternative ou une offre complémentaire à la restauration collective. Ils sont particulièrement adaptés et appréciés quand soit il y a un effectif conséquent en horaires décalés, soit un flux important que l’automate aide à réguler. Aujourd’hui, les horaires de restauration n’étant plus aussi fixes qu’avant, et les salariés étant moins présents au bureau, le frigo connecté apparait comme une solution très pertinente et complémentaire à la restauration collective », analyse Caroline André, Responsable Activité Snackbar Connecté chez Picard. Pour Bruno Chevillotte, chez Open It Solutions, l’automatisme va répondre à l’extension de la disponibilité de l’offre de restauration en dehors des horaires « normaux ». En outre, « l’automate va donner accès à de nouveaux marchés pour adresser des sites où les restaurateurs sont aujourd’hui absents en s’appuyant sur une cuisine centrale… ou sur celle d’un autre site de production à proximité », complète-t-il. Fernando Erneta, fondateur de e-Thik, décompte trois types de clients pour ses armoires connectées : la restauration collective, qui s’adapte au nouveau modèle de consommation de ses convives ; les traiteurs, à qui cela permet de créer un autre point de vente ; des chaînes de restauration comme Exki ou Class’Croûte, extérieurs au marché de la restauration collective mais qui y voient une opportunité d’attaquer les marchés B2B. Chez Picard, Caroline André explique que « Notre snackbar connecté permet d’aller chercher des consommateurs directement sur leur lieu de vie, en entreprise, à l’hôpital, sur les lieux de loisirs et dans les facultés et universités. En fait, nous pouvons nous l’implanter partout où il y a un besoin de restauration et une prise électrique ».

La connectivité, l’atout maître


« Le frigo connecté n’a rien à voir avec le traditionnel distributeur automatique de snacks. La démarche est différente, très axée sur le marketing. Grâce à la connectivité, on peut interagir avec le convive, l’informer en amont des produits présents dans la machine, de leur composition, lui permettre de commander son repas, lui adresser des promotions, etc. Pour l’exploitant, il y a aussi un intérêt patent à connaître en temps réel l’état exact du réfrigérateur en termes de stocks ou de DLC. On peut intervenir à dis­tance pour changer un prix, déclencher une promotion antigaspi, etc. », explique Fernando Erneta. Surtout, la connectivité permet, grâce à des Apps – et dans le domaine, chaque acteur a la sienne – d’être en interaction permanente avec le consommateur, tantôt quand il commande, tantôt quand le restaurateur veut stimuler la demande ou la fidélisation. De plus, les frigos connectés sont équipés de grands écrans (15’’ chez e-Thik), qui viennent en relais du marketing de l’opéra­teur en affichant des menus, des promotions, le plat du jour, des informations nutritionnelles…

La course de fond(s)


« Parmi les jeunes pousses, on ne distingue aucun acteur qui domine réellement le marché. Logiquement, ils se bagarrent actuellement pour conquérir et/ou acqué­rir de la part de marché. Et pour financer ces ‘CAPEX’ nécessaires à leur développe­ment, elles font des levées de fonds. Idem d’ailleurs pour celles qui développent des technologies importantes, cela coûte cher et il faut se financer », expose Antoine Commeau. A telle enseigne que Bolk a levé 4 millions d’euros et i-lunch 5 millions en fin d’année dernière. Si de l’avis de nos interlocuteurs, les start-up taillent des croupières aux trois Majors, ils n’ont pas pour autant partie gagnée. Mais ils ont de nombreux avantages pour eux dans cette compétition : les fondateurs sont jeunes et ils ont l’âge de leurs clients ; ils comprennent immédiatement l’intérêt des technologies actuelles ; ils ont été « infusés » au marketing digital et aux réseaux sociaux ; et enfin ils développent des solutions parfai­tement en phase avec le comportement des Français dans leur alimentation au travail tout en créant de la valeur grâce à un modèle éco­nomique pertinent.